Les électeurs japonais ont franchi le pas en mettant fin, dimanche 30 août, à un demi-siècle de monopole du pouvoir par le Parti libéral-démocrate (PLD). Un vote sans appel qui revient à inverser le rapport de force à la Chambre basse : le Parti démocrate du Japon (PDJ, opposition) obtient 308 sièges (sur 480), alors qu'il n'en avait que 112, et le PLD, qui en détenait 300, n'en a plus que 119. La victoire est entière et le taux de participation (69 %) ne laisse planer aucun doute sur la volonté de changement de la majorité. La défaite est sévère pour le PLD dont plusieurs "poids lourds" ainsi que des jeunes réformistes, les Koizumi Children, qui se situent dans le sillage du populiste premier ministre Junichiro Koizumi (2001-2006), ont mordu la poussière. Le premier ministre, Taro Aso, a annoncé sa démission de la présidence du PLD. Il assumera ses fonctions de chef du gouvernement jusqu'à l'élection par le Parlement, le 15 septembre du président du PDJ, Yukio Hatoyama, pour lui succéder. Si, avant les élections, on a pu s'interroger sur l'ampleur du mécontentement dans un Japon qui traverse une crise économique aux effets sociaux douloureux, le vote de dimanche est éclairant. Les démocrates ont capitalisé sur un malaise social : mises à pied, précarité, montée des inégalités et appauvrissement relatif. Ils ont promis de mettre "la vie des gens au centre de la politique", d'améliorer la couverture sociale. Le vote-sanction du PLD n'est cependant pas un vote de confiance pour le PDJ. Beaucoup sont sceptiques sur les capacités des démocrates à gouverner la deuxième économie du monde. "Historique", leur victoire ne suscite pas de débordements d'enthousiasme : elle est d'abord un appel au changement. En dépit de leur présence sur la scène politique depuis une dizaine d'années, les démocrates sont assez peu connus des électeurs. Leur parti, relativement jeune et sans expérience du pouvoir, n'est devenu une force crédible d'alternance qu'à la suite de sa victoire aux sénatoriales de 2007. Par commodité, on le situe au centre gauche. Mais comme le PLD, il rassemble des sensibilités allant du centre gauche à la droite et il puise son électorat dans les mêmes couches sociales que l'ancienne majorité. Il se positionne au centre gauche par un programme mettant l'accent sur la protection sociale. Son alliance nécessaire avec le petit Parti social-démocrate (7 sièges) devrait l'ancrer à gauche : majoritaire à la Chambre basse, le PDJ ne l'est pas au Sénat. Bien que parti dominant, il doit se ménager l'appui des sociaux-démocrates. En politique étrangère, il navigue entre sa droite et sa gauche tout en optant pour une relation plus égalitaire avec les Etats-Unis. Le PDJ est le produit de la recomposition des forces politiques à la suite d'une fronde au sein du PLD qui fit perdre temporairement à celui-ci le pouvoir entre 1993 et 1994 au profit d'éphémères cabinets de coalition. Au fil de créations et de fusions de petites formations dans la mouvance conservatrice et sociale- démocrate ont émergé deux forces d'un certain poids : un premier Parti démocrate, fondé en 1996, par les deux frères Hatoyama et d'ex-sociaux-démocrates, et le Parti libéral d'Ichiro Ozawa, l'homme qui avait mené la dissidence au sein du PLD. L'actuel Parti démocrate du Japon est né en 1998 d'une fusion avec le Parti social démocrate puis, en 2003, avec le Parti libéral. Il rassemble des transfuges du PLD (Yukio Hatoyama et Ichiro Ozawa), d'ex-sociaux-démocrates et des personnalités provenant des mouvements de citoyens. C'est sous la houlette de M. Ozawa que le PDJ est devenu une force d'alternance : habile manoeuvrier, il a lui donné une certaine cohérence et demeure son "homme fort" dans l'ombre de Yukio Hatoyama. Ichiro Ozawa a fait "ses classes" comme lieutenant de Kakuei Tanaka, le premier ministre du début des années 1970 qui fit du PLD une machine électorale fonctionnant sur les subventions et les prébendes. Pugnace, il a étendu la base du PDJ à des "bastions" du PLD (les campagnes) et donné espoir aux catégories sociales défavorisées (travailleurs précaires, personnes âgées). Stratégie couronnée par la victoire des démocrates aux sénatoriales de 2007. Bien qu'il ait dû quitter en mai la présidence du PDJ pour une affaire de fonds politiques, il reste le "shogun de l'ombre". Le raz-de-marée électoral a renforcé son clan au sein du PDJ et il pourrait devenir un "censeur" du cabinet Hatoyama. Ce dernier est face à un dilemme : neutraliser M. Ozawa en le faisant entrer au gouvernement ou le nommer secrétaire général du PDJ au risque de renforcer sa position de faiseur de roi. Plus qu'à un point spécifique du programme des démocrates, les électeurs sont attachés à la manière dont ils vont gouverner après des décennies des pratiques opaques du pouvoir de leurs prédécesseurs. La première tâche du PDJ sera de renforcer l'exécutif vis-à-vis d'une bureaucratie qui a partiellement confisqué l'initiative aux politiques. En raison de l'hégémonie du PLD, la collusion entre celui-ci et la bureaucratie par l'entremise de lobbies défendant des intérêts sectoriels a souvent paralysé le cabinet, dont les initiatives se heurtaient à un veto des caciques du parti. Junichiro Koizumi avait court-circuité le système en jouant de sa popularité, mais sans y mettre fin. Le facteur déterminant dans la victoire des démocrates a été leur capacité à incarner la rupture. Alors que le PLD peinait à faire campagne contre lui-même en se démarquant des politiques qu'il mena, les démocrates, bien que souvent jeunes et novices en politique, ont apporté un courant d'air frais. Mais le PDJ a peu de temps pour faire ses preuves avant de retourner devant les électeurs pour les sénatoriales de 2010. Philippe Pons