Au Japon, le combat solitaire d'Okinawa La population et le gouverneur de l'île s'opposent à la construction d'une base militaire américaine
Rportage BAIE D OURA - envoyé spécial
Défiant le gouvernement central, le gouverneur d'Okinawa a ordonné, lundi 23 mars, la suspension des opérations préliminaires à la construction d'une nouvelle base militaire américaine dans la baie d'Oura, au nord-est de l'île principale de l'archipel formant la partie méridionale du Japon. Takeshi Onaga, élu en novembre 2014, accuse le gouvernement d'avoir endommagé la barrière de corail en larguant des blocs de béton de 4 tonnes dans des zones non couvertes par la permission donnée par son prédécesseur.
Accueillie dans l'euphorie parles opposants, la décision du gouverneur, qui menace de révoquer le permis de construire dès la semaine prochaine, a été qualifiée de « regrettable » par le porte-parole du gouvernement, qui entend poursuivre les travaux. « C'est la première confrontation ouverte entre un département et le gouvernement central », commente Tomohiro Nagamoto, ancien chef éditorialiste d'Okinawa Times, qui, comme l'autre quotidien local, Ryukyu Shimpo, se fait l'écho dela résistance opiniâtre des habitants.
Heurts avec la police La décision du gouverneur intervient à la suite d'une manifestation, samedi 21 mars, sur la plage de la baie d'Oura. Plus de 4 000 personnes encourageaient de la voix des contestataires embarqués sur une flottille de kayaks, canoês et petits bateaux louvoyant entre les Zodiac et les vedettes des gardes-côtes Ie long d'une chaîne de bouées orange délimitant la vaste zone où doit être construite la nouvelle base militaire. Comportant deux pistes en V de 2 kilo-mètres de longueur chacune, ce « porte-avions » en béton recouvrira 200 hectares. A proximité, devant Camp Schwab, qui abrite le corps des marines, des manifestants montent la garde 24 heures sur 24 pour empêcher, vainement, l'entrée des camions transportant le matériel de construction.
Des heurts ontheu régulièrement avec la police et les agents de sécurité, dont certains au visage masqué, embauchés par la base. Plusieurs manifestants ont été blessés. « Les policiers, cinq fois plus nombreux que nous, sont de plus en plus violents, font chavirer des embarcations et procèdent à des arrestations », affirme le pas teur Hajime Kanai, qui, à bord d'un bateau, proteste contre la destruction de l'écosystème de l'une des baies les plus riches en ressources marines de l'archipel d'Okinawa : corail, espèces de coquillages inconnus et dugongs, mammifères marins en voie de disparition. « Peuple du monde, regardez ce que les Etats-Unis et le Japon sont en train de faire. Ne les laissez pas détruire la baie d'Oura », pouvait-on lire sur une banderole des manifestants.
L'aval donné au projet en 2013 par le gouverneur précédent a été ressenti comme une trahison par les habitants d'Okinawa. Et, l'année dernière, ils ont exprimé leur opposition : réélection du maire de la municipalité de Nago (sur le territoire de laquelle se trouve la baie d'Oura), opposé au projet, et élection du nouveau gouverneur, qui l'est également. En dépit de trois visites à Tokyo, il n'a jamais été reçu par le premier ministre. Selon le porte-parole du gouver nement, Yoshihige Suga, le point de vue des habitants d'Okinawa ne change rien à la mise en oeuvre du projet.
Les Okinawaïens ressentent l'indifférence de Tokyo à leurs demandes comme un affront. « C'est une discrimination. Si l'opinion japonaise est partagée sur la question nucléaire, Okinawa a clairement dit non à la construction d'une nouvelle base », estime Keiko Itokazu, sénâtrice indépendante d'Okinawa.
Jusqu'à présent, la presse natiotale n'a guère rendu compte de la tension à Okinawa. Le Yomiuri critique l’ « obstruction » à laquelle se livrerait le gouverneur, tandis qu'Asahi s'interroge sur « la contribution à la sécurité nationale d'une base construite en dépit de l'opposition des habitants ». Les journaux régionaux donnent une plus large couverture à la situation de l'archipel méridional, y voyant une mise en cause de l'autonomie locale.
A Okinawa, la question cristallise un ressentiment des habitants considérés comme des citoyens de seconde zone depuis l'annexion par le Japon du royaume indépendant des Ryukyu à la fin du XIXe siècle. Lieu de durs affrontements avec les Américains pendant la guerre du Pacifique et depuis la défaite, l'Archipel (o,6 % du territoire national) a été contraint d'accueillir les deux tiers des 47 000 soldats américains déployés au Japon. Pourquoi ? Parce qu'aucun département n'en veut, répond avec un réalisme non exempt de cynisme le ministre de la défense, Gen Naktani. Conclusion : les bases restent à Okinawa, et les habitants doivent les accepter. «Je porte sur mon corps les cicatrices des brûlures des lance-flammes américains et je refuse de céder la terre de mes ancêtres », martèle Fumiko Shimabukuro. Vaillante en dépit de 85 ans, présente à toutes les manifestations, elle a récemment été légèrement blessée.
« Action non violente »
La nouvelle base doit permettre la fermeture de celle de Futenma. Située en pleine ville de Ginowan, les enseignants des écoles voisines doivent interrompre leurs cours lors du décollage des avions tant le bruit est assourdissant. Son déplacement est envisagé depuis 1995 à la suite du viol d'une fillette par trois soldats américains. Mais les habitants de Nago sont opposés à un transfert sur le territoire de la municipalité.
« Notre action est non violente, dit Hiroji Yamashiro, qui dirige le Centre du mouvement pacifiste d'Okinawa, mais Tokyo reste sourd à nos demandes. » « Faut-il une explosion de colère pour qu'on nous entende ? », demande Takuma Higashionna, membre du conseil municipal de Nago. L'indifférence de Tokyo renforce en tout cas une revendication identitaire, dont s'est fait écho le gouverneur lors sa campagne électorale (« Non aux idéologies. Oui, à l'identité d'Okinawa »), et alimente une demande croissante d'autonomie de la part des habitants.