L'opérateur de la centrale du nord-est du Japon a longtemps dissimulé les problèmes de sécurité. Aujourd'hui, les Japonais réalisent que leurs dirigeants ont fait passer la rentabilité en priorité. Saitama, Tokyo, de notre envoyé special Ils sont là, père et fils, rescapés de Fukushima, assis sur deux mètres carrés de couvertures au cinquième étage de « Saitama Super Arena », un complexe voué d'ordinaire aux concerts de rock dans la banlieue nord de Tokyo. Le fils, Yutaka Takanao, 19 ans, employé au contrôle de la température des circuits hydrauliques de la centrale de Fukushima Daiichi (« numéro 1 »). Son père, Yoichi Takano, 47 ans, ancien électricien à la Fukushima Daini (« numéro 2 »), l'autre centrale à moins de 12 kilomètres au sud. « Notre famille habite le village voisin depuis des générations. Depuis son inauguration en 1971, Fukushima faisait partie de notre existence. Toute la vie économique tournait autour des deux centrales, la principale source d'emploi dans la région. On ne se posait pas de questions. Tepco, l'opérateur des centrales, nous a toujours dit que la sécurité était assurée et on l'a cru jusqu'au bout. Depuis le 11 mars, nous avons plus que des doutes. Ce tsunami, ils auraient pu le prévoir. » Des doutes et la colère de ceux qui réalisent à quel point ils ont été floués par des dirigeants qui faisaient passer la rentabilité avant la sécurité.
Des doutes, Chiro Ogura en a, lui aussi. Et même des regrets. « Les centrales de Fukushima avaient été conçues pour résister à une vague de 5, 5 mètres en prenant comme référence celle qui avait suivi un tremblement de terre au Chili en 1960. Les réacteurs ont résisté et se sont automatiquement arrêtés. Le système de refroidissement a cessé de fonctionner. Les générateurs diesels de secours étaient installés dans la partie basse. La vague les a complètement noyés », reconnaît cet ingénieur qui travailla à la conception de la première tranche des réacteurs. Les accusés ? General Electric (GE), la société américaine qui, dans les années 1960-1970, n'a guère pris soin de prévoir le pire ou de former ses clients japonais à l'anticiper. Tepco, la Tokyo Electric Power Company, propriétaire et opératrice des centrales de Fukushima.
Masashi Goto, animateur du Citizen Nuclear Information Center (Cnic), se souvient des débuts de Fukushima, la quatrième centrale nucléaire construite dans un pays en quête d'indépendance énergétique sur fond de crise pétrolière. « À l'époque, nous n'avons pas contesté les plans de General Electric. Nous avons importé une technologie qui n'était pas conçue pour notre géographie très particulière. La sismologie n'était pas aussi perfectionnée qu'aujourd'hui et on se contentait de multiplier par trois les normes de résistance au tremblement de terre des bâtiments. » Les coupables ? « Tout le système, nous compris », poursuit-il. Chiro Ogura et Masashi Goto ne condamnent pas tel ou tel mais font le procès de leur passé, de leurs négligences et de leur indifférence. En un mot, du lobby nucléaire japonais qui a trop longtemps prospéré au mépris de la sécurité.
« A la fin des années 1960, explique Yuki Tanaka, professeur à l'Institut de la paix de Hiroshima, les collectivités locales qui acceptaient la présence d'une centrale nucléaire recevaient des subventions du gouvernement pour construire bibliothèques, hôpitaux, gymnases ou piscines. Les compagnies d'électricité indemnisaient largement les propriétaires et les pêcheurs pour acheter des terrains ou des droits de pêche. La corruption politique s'est développée sur fond de pots-de-vin aux hommes politiques en échange de la signature de contrats. En même temps, le gouvernement et les entreprises ont répandu le mythe d'une énergie nucléaire propre et sûre. »
En 2009, un groupe de travail formé par l'Agence de sûreté industrielle et nucléaire (Nisa) pour examiner la sécurité de la centrale de Fukushima Daiichi avait ignoré l'avertissement de Yukinobu Okamura sur la possibilité d'un tsunami de très grande ampleur. Le sismologue s'appuyait sur le précédent historique du tremblement de terre de Jogan en 869. Une vague avait alors submergé les terres sur plus d'un kilomètre sur la côte du nord-est du pays. De l'histoire ancienne, avait répondu un responsable de Tepco.
Jusqu'au bout, l'opérateur a traîné les pieds pour améliorer la sécurité et réviser les normes de sécurité de ses installations, en l'absence de pression de l'autorité de régulation. « Quand je dirigeais la centrale, l'idée d'un tsunami ne m'a jamais traversé l'esprit », confirme Tsuneo Futami, ancien directeur de Fukushima Daiichi à la fin des années 1990.
Au mea culpa des anciens cadres pionniers du nucléaire s'ajoutent les révélations accablantes divulguées par la presse japonaise. En 2002, des employés de sous-traitants de Tepco se sont plaints au gouverneur de la préfecture de Fukushima du non-respect des normes de sécurité à la centrale de Fukushima Daiichi. Selon des documents de l'Agence de sûreté industrielle et nucléaire, jusque-là tenus secrets, la centrale a connu un nombre record d'accidents entre 2005 et 2009. En 2009, une erreur de connexion aboutit à mélanger du tritium radioactif avec de l'eau de pluie. En août 2010, le système de refroidissement du réacteur no 5 tombe en panne. Le motif ? Un câble enlevé par erreur par des employés qui avaient imprimé les plans d'un autre réacteur avant de commencer leur travail.
Toutes ces informations convergent sur un point : la responsabilité de Tepco et la collusion de tous les acteurs de la filière nucléaire, - dirigeants privés, experts de l'autorité de régulation, hauts fonctionnaires et hommes politiques. Pendant des années, Tepco a tout fait pour prolonger le fonctionnement les réacteurs de Fukushima Daiichi, y compris en falsifiant le contenu de rapports d'inspection. « Nous avons multiplié les réparations afin d'améliorer les performances de cette centrale. Mais, en réalité, cela s'est avéré assez délicat », lâche Takeshi Makigami, responsable de la supervision des équipements nucléaires à Tepco.
Autre institution sur la sellette, l'Agence pour la sécurité nucléaire et industrielle, une autorité sous la tutelle du ministère de l'économie, du commerce et de l'industrie (Meti) dont les hauts fonctionnaires sont nombreux à « pantoufler » dans le secteur privé. Les Japonais appellent cela l'amakudari, la « descente du ciel ». Les cadres du Meti prennent leur retraite à un âge relativement jeune pour occuper des postes importants dans des entreprises comme Tepco. Dernière illustration du fonctionnement en circuit fermé de l'élite au pouvoir, Kanoh, un ancien vice-président de Tepco devenu parlementaire, a participé à la rédaction de la loi sur la politique énergétique adoptée en 2002.
Trois semaines après la catastrophe, la démission de Masataka Shimizu, 66 ans, PDG de Tepco, invisible depuis le 13 mars et récemment hospitalisé, semble inévitable. Le 27 mars, des centaines de Japonais ont manifesté leur colère devant le siège de la société à Tokyo. « La démission de Shimizu ne suffira pas, insiste Kuniyoshi Yoshikawa, physicien à la retraite. Pour changer les choses et repenser la politique énergétique, il faudrait mettre fin aux liens étroits qui existent entre les entreprises du secteur, les hommes politiques et les régulateurs. »